Quand ces évènements arrivèrent, je décidais à chaque fois de perdre la mémoire. Ainsi je grandis, adolescente et adulte, sans souvenirs. Le prix à payer avait été la perte de mes sens, ce qui me permettait d’oublier au fur et à mesure l’instant vécu. Mais au moins j’avais pu survivre.
La pulsion de vie avait cependant déserté mon corps. J’appris alors à fonctionner en observant comment faisaient les autres. Ce qui me tenait debout : mon instinct de vie et l’entier respect de mon corps.
Il était mon repère et ma joie.
A 50 ans, je commençais à tirer « par hasard »
un fil de la pelote bien enfouie et emmêlée dans mon inconscient mais bien gravée dans ma mémoire cellulaire. Le moment était venu de me mettre au travail.
Alors, année après année, je pus rechercher les bouts de moi éparpillés, renouer les fils de ma vie,
retrouver des pans de ma mémoire, et commencer le travail de guérison car je savais enfin de quoi guérir.
Ce travail dura 15 ans, et la danse fut la compagne et la récompense de ces dernières années.
Cela se passa ainsi. Les nombreux cours de chant ou d’instrument pris au fil des ans n’avaient rien changé,
ou si peu. Pour tenir ma voix, j’avais toujours besoin d’une autre voix sur laquelle m’appuyer. Or, de retour
de la forêt amazonienne où, pour la première fois, mon corps avait commencé à danser librement, je décidais
de chercher un cours de danse, et j’arrivais chez Malaïka.
Je lui avais dit que je souhaitais apprendre à habiter l’espace.
La première année, je cachais, derrière le sourire de façade, ma tristesse désespérée.
Devant ces merveilleuses femmes qui dansaient avec joie et confiance,
je me disais que je n’avais jamais été une de ces femmes, et que je ne le serai jamais.
Pour suivre le rythme, je regardais les autres. Mais là, en mouvement, je ne pouvais me contenter
de les regarder de loin, je les suivais, les envahissais sans doute, marchant dans leurs pas.
Totalement dépendante. Proche, trop proche...comment faire ?
Ou alors je comptais mes pas, me concentrais mentalement sur le rythme ;
1, 2, 3, 4, 1, 2, 3, 4, … je ne pouvais surtout pas me lâcher sinon je me perdais.
Et puis les improvisations ! Cela signifiait que je ne pouvais suivre personne, ni dans mes pas, ni dans ma gestuelle, ni dans mon expression. Cela signifiait m’adonner à la musique, que je n’entendais pas, vivre le rythme que je ne sentais pas, et simplement jouer !
Alors j’essayais de me rendre invisible, ce que je sais très bien faire. Au fil du temps, la pulsion de vie revint, mon corps
commençait à vivre de lui-même le rythme et à ressentir la musique, plus facilement avec les musiques que j’aimais.
Mon corps, ce compagnon que je recommençais à habiter, occupait avec joie son espace, entrait dans le jeu de la danse,
dans le jeu avec l’autre, trouvait sa place, la tristesse était oubliée.
Je dansais avec plaisir, entrais dans l’énergie du mouvement, de la musique, de l’espace et des liens qui nous reliaient, trouvant la juste distance car je dépendais de moins en moins de l’autre. Je prenais mon autonomie. Oubliés, la concentration, la tension, le trac.
Aujourd’hui, je n’ai plus besoin de penser à suivre le rythme, mon corps le vit, tout simplement, reconnecté à l’énergie vitale. Le souffle qui l’habite lui a rendu sa souplesse, et cette joie d’une souplesse retrouvée depuis l’intérieur déborde parfois en arabesques et « fioritures ». Cette découverte m’est si agréable…
J’aime la beauté, j’apprends encore en regardant mes camarades de danse, en me laissant inspirer par toutes les couleurs qu’ils expriment, mais je n’en suis plus dépendante.
Oui, je peux faire confiance à mon corps, lui aussi peut s’exprimer avec beauté.
J’apprends la grammaire d’un nouveau langage, et pour ce B.A. BA j’apprécie l’exemple de gestes simples et sobres,
comme un enfant découvrant l’écriture. La rigueur ne signifie plus raideur, mais structure et justesse du geste.
Devant l’improvisation, j’ai découvert qu’en lâchant mon petit ego et sa peur, je pouvais me laisser traverser et porter par le souffle de la vie. C’est alors que je peux vraiment occuper l’espace.
Chaque découverte me conduit à un nouvel apprentissage.
Bientôt, un jour, je pourrai parler mon propre langage, je pourrai réellement vivre la musique de l’intérieur, savourer le moment, vivre la joie de l’instant. Mon corps se redresse, ma respiration s’ouvre. Dans mon travail professionnel, la vie m’envoie des groupes de plus en plus difficiles. Sans doute est-ce maintenant possible. Je suis là, simplement, ouverte à ce qui vient, solide, souple et centrée, à l’aise dans mon corps.
Comme dans la danse, je m’exprime plus librement et personnellement. M.A.M